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lundi, 20 mars 2006

Salon du Livre, 2 : "Quel français écrivez-vous?"

    Les questionnaires soumis à des écrivains sont de bien curieuses choses. Toutefois, il faut rendre hommage à l’équipe du Monde des livres, qui a concocté, pour la première fois depuis bien longtemps, un numéro globalement fort intéressant, à commencer justement par la double page consacrée aux réponses de huit écrivains dits francophones à la question « Quel français écrivez-vous ? ». La réponse la plus excellente, la plus admirable (et en contraste total avec l’entretien tout aussi génial, dans son genre, accordé par Boubacar Boris Diop en page 8), est celle de Nimrod, écrivain rare et atypique, que j’avais eu la chance de rencontrer à Beauvais en octobre 2001.

Je ne résiste pas au plaisir (prohibé) de la citer in extenso.


Pour l'Africain que je suis, la question est suspecte, mais passons. Je préfère m'en remettre à Jorge Luis Borges, qui soutenait que le génie des écrivains français résidait dans leur capacité à interroger les voies et moyens qu'emprunte leur art. La création suppose génie et méthode, et je suis condamné à être le critique de ma propre cause. Au-delà des considérations relatives au métier, pareille posture vise l'être même de l'artiste. De fait, celle-ci l'enjoint à se demander : suis-je un créateur ? Suis-je un dieu ? Et il doit y répondre.
De temps en temps, au coeur du français que j'écris se fait entendre une langue inaudible et mystérieuse. Je ne saurais l'apparenter à aucune des langues que je parle. Elle est sauvage, rebelle ; elle est irréductible. Par là, je comprends que j'ai touché à une manière de dire qui contredit au sens qui devrait la rendre transparente. C'est toujours quand la phrase est longue que de semblables problèmes surgissent.
Comment résister à la séduction de deux périodes successives, suivies de deux incises, le tout couronné par une nouvelle période où, par miracle, se trouvent enchâssées deux ou trois syllabes comme ultime renfort à la basse fondamentale ? J'aime vraiment quand le sens épouse le rythme, dans une manière de décantation sui generis, laquelle me permet de percevoir, en même temps que les inflexions de la phrase, un soupçon de célérité propre à la prose du XVIIe siècle, ou bien les acquêts d'une exaltation romantique, ou bien la minéralité émouvante d'Albert Camus, ou bien l'exquise clarté de Paul Valéry. Mais je vous sens inquiet. "Où est passé l'Africain ?", demandez-vous. Mais que vous en semble ! C'est lui qui parle en ce moment, c'est encore lui qui souligne la phrase déployée sous vos yeux. Je suis fils de la littérature française, mais c'est là un aveu banal, je vous le concède.

Pourquoi ne poser cette question qu'aux seuls écrivains dits "francophones" ? Cette question est riche d'enseignements pour tous les écrivains, car tout écrivain recrée la langue.  Le fait de ne pas écrire dans sa langue maternelle, ou d'écrire dans l'une de ses langues de référence (au lieu d'une langue unique qui n'a pu même faire l'objet d'un choix), ou dans la langue des colons, etc., est un aspect primordial pour de nombreux écrivains célébrés à l'occasion de ce Salon du Livre, mais il ne faudrait pas oublier que cette question est pertinente pour tout écrivain. [Retrouver ce qu'écrit Bénézet à ce propos dans son Roman journalier.] 

06:40 Publié dans MOTS | Lien permanent | Commentaires (1)

Commentaires

Cher Matthieu, je recherchais sur la toile un texte publié il y a quelque temps dans un journal et j'ai eu l'heureuse surprise de tomber sur ton commentaire de mon texte dans Le Monde du 17 mars 2006. Oui, « Quel français écrivez-vous ? » est une question qui intéresse tous les écrivains de langue française, sans exception aucune. Je suis heureux que quelqu'un l'ait relevé, et toi, en l'occurrence. Ce qui me réjouit d'autant plus que ta réaction me fait l'impression d'une vigie qui saisirait au vol la trace d'une pensée jetée comme ça, sans grand espoir de rebonds. Quelques phares de la conscience française veillent donc. C'est là une nouvelle qui me comble vraiment. Grand merci. Bien amicalement, Nimrod

Écrit par : Nimrod | dimanche, 23 avril 2006

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