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lundi, 17 avril 2006

Empailler : le : toréador

17 avril, 11 h 05.

 

    Que penser de Pierre Jourde ? J’avais manqué m’endormir en lisant quelques chapitres de La littérature sans estomac. Ma compagne n’a pas encore voulu ouvrir le roman du même, que lui a offert ma grand-mère à Noël ; la quatrième de couverture en est aussi peu engageante que possible (une histoire de professeur de lycée, racontée dans un style fort plat, apparemment).

Tenté par son sujet (“l’incongru dans la littérature française, de Charles Nodier à Eric Chevillard”), j’ai emprunté l’essai intitulé Empailler le toréador (Paris : Corti, 1999), et qui, avec des objectifs et une ampleur bibliographique dignes d’une thèse de doctorat, fait l’effet d’un saupoudrage assez improductif. Par exemple, en dépit de ce qu’annonce le sous-titre, il n’est question des romans de Chevillard que deux pages par ci, trois pages par là, et sans véritable analyse. D’ailleurs, l’essai vaut surtout par ses citations, et l’on peut savoir gré, au moins, à son auteur d’être allé dénicher autant de passages savoureux.

Ce n’est donc pas un essai, mais une sorte d’anthologie ou de compilation qui refuse de dire son nom. Dès qu’il cherche à comparer, et même à tirer des conclusions, Pierre Jourde n’est guère convaincant, d’autant que nombre des exemples choisis n’illustrent pas vraiment la démonstration en cours. Ainsi, l’une des sous-parties du troisième chapitre, « Typologie de l’incongru », s’intitule En route vers le n’importe quoi. Jourde veut y montrer comment des procédés rhétoriques comme la gradation débouchent, en système d’incongruité, « sur n’importe quoi ». Le premier exemple qu’il donne, et qui est censé donner le la, est une phrase de Perec, dont, de toute évidence, Jourde n’a pas du tout compris le mécanisme : « Il est venu à mes oreilles étonnées cette nouvelle qui me laissa tout à la fois pantois, perplexe, piteux, podagre et presque putréfié. » Jourde implique que la succession des adjectifs est complètement arbitraire, loufoque, de l’ordre du n’importe-quoi. Or, il ne faut pas avoir lu beaucoup de textes oulipiens pour s’apercevoir que, à défaut d’une réelle cohérence sémantique, une contrainte sémiotique forte oriente cette série : les cinq adjectifs, qui commencent tous par la consonne P, obéissent à une logique alphabétique, puisque la deuxième lettre suit l’ordre des voyelles dans l’alphabet français (a, e, i, o, u). Il me semble même qu’un lecteur un peu vif s’attendrait à ce que la phrase s’achève avec l’inclusion de la semi-voyelle Y, et un adjectif comme pyromane, par exemple.

Ne pas voir cela, c’est ne pas savoir lire, c’est ne pas comprendre l’auteur que l’on cite, et, surtout, c’est se priver d’un beau développement, car, si Pierre Jourde s’était avisé de ce décalage entre incohérence sémantique et congruité sémiotique, il aurait pu en tirer d’intéressantes conclusions sur le lien entre l’essor des littératures de l’incongru à la fin du dix-neuvième siècle et l’émergence des formalismes.

Commentaires

Je tombe un peu par hasard sur cette lecture d'Empailler le toréador, texte autant criticable qu'on voudra, mais c'est extraordinaire de ne pas savoir lire à ce point. Le critique myope ne voit que les exemples, pas les idées.
Empailler le toréador est le fruit d'un séminaire de DEA que j'ai donné pendant plusieurs années à l'univrisité. Saupoudrage" et "anthologie", pour un texte presque purement théorique, systématique, qui se livre notamment à une relecture des théories du non-sens, du comique, à une réflexion sur la métaphore, sur le genre littéraire, pour déboucher sur une conception métaphysique de l'incongru,et une réflexion sur les rapports du langage et du réel, c'est assez fort. Je veux bien qu'on ne soit pas d'accord avec les conclusions, mais considérer comme peu théorique un texte qui n'est que cela , cela tient de l'aveuglement.
Quant à l'exemple de Perec... Donc, professeur d'université, enseignant parfois les théories oulipiennes, ou les mettant en pratique, animant des ateliers d'écriture oulipiens, je ne suis pas foutu de voir l'évidence, à savoir que tous les mots d'une liste commencent par P! C'est très vraisemblable. Je suis vraiment le dernier des nuls, même pas au niveau d'un lycéen. Je ne sais donc pas comprendre un texte simple. Mon commentateur, lui, sait.
Comme si je ne le voyais pas. Il est question dans ce passage des procédés de la gradation sémantique dans la liste, ce qui est une autre question. Et mon commentateur de pontifier pour me montrer que je me prive de l'idée essentielle d'association entre incohérence sémantique et cohérence formelle, quand une grande part de ma réflexion théorique repose là-dessus ! (voir par exemple la page 68, qui développe cette idée, parmi d'autres)
Si mon commentateur est en manque de réflexion théorique, je le renvoie, au hasard, aux pages 27 à 34, 40 à 60, 73-74, 121, 137-147, au commentaire sur Heidegger et à l'idée de différence fantôme des p. 150-151, à l'idée de platonisme parodique p. 154, au chapitre sur le couteau de Lichtenberg p. 177-188, sur la singularité nue p. 244-245, au dernier chapitre, qui évoque très précisément le lien entre comique loufoque du XIXe et formalismes du XXe (quand mon commentateur me reproche de ne pas y avoir pensé !) et à la conclusion.
Qu'on me montre que la théorie n'est pas pertinente, OK. Mais qu'on dise qu'elle n'existe pas, c'est vraiment nier l'évidence.
C'est à se demander pour quoi ce saupoudrage est devenu une référence pour les chercheurs et les universitaires qui travaillent sur le loufoque, l'idiotie et l'absurde en littérature et peinture.
Cet ouvrage développe une théorie, du début à la fin. Cela implique qu'on le lise avec un peu d'attention. C'est peut-être fastidieux, et je comprends qu'on le feuillette au lieu de le lire du début à la fin. Mais si on ne sait ou ne veut pas lire, pourquoi prétendre pratiquer de la critique ?
Mais peut-être le livre était-il un peu difficile pour lui. En se focalisant sur les exemples, il s'est convaincu qu'il comprenait tout de même.
Je passerai sur les commentaires encore plus pertinents à propos d'un roman qu'on n'a pas lu. Donner une estimation sur Festins secrets sans l'avoir ouvert, est-ce du travail de critique, ou du préjugé ? Le comique de la chose tient à ce que ce livre ne porte pas essentiellement sur l'éducation nationale, loin de là, et que ceux qui ne l'on pas aimé, au lieu de l'estimer "platement écrit", comme dit l'honnête commentateur qui n'en a pas lu une ligne, le trouvent plutôt surécrit. J'accepte cette critique, car elle se fonde sur des faits, elle.
Pour l'humour de La Littérature sans estomac, en effet, le rire ne se commande pas, et je ne suis pas forcément drôle. Dans les dizaines de rencontres que j'ai faites en librairie, chaque lecture d'un extrait de ce livre a provoqué l'hilarité du public. Lequel a sans doute moins bon goût que l'auteur de site, il faut l'admettre.

P. Jourde

Écrit par : jourde | vendredi, 08 septembre 2006

Oserai-je répondre que je lis habituellement les livres du début à la fin, et que, également habitué à lire des ouvrages théoriques, je maintiens mon argument selon lequel cet essai souffre d'un manque de théorisation ? Je ne sais, vraiment. En effet, si l'on compare votre livre avec les essais d'un Jean-Jacques Lecercle, par exemple, on voit nettement la différence. Mais je pense qu'il est préférable de laisser les autres lecteurs se faire leur idée, n'est-ce pas ? Pour ma part, je tombe des nues en apprenant qu'il s'agit d'un livre qui se fonde sur des séances de séminaire "théoriques", mais je me fourre peut-être la corne dans l'oeil jusqu'à l'épouvantail...

Pour ce qui est de votre roman, j'en ai tout de même lu les trois premières pages, et n'ai jamais prétendu le juger sur pièces. Au contraire, il me servait seulement à introduire, par le biais d'un élément autobiographique (un cadeau de Noël offert à ma compagne), ce petit billet certes trop tauromachique à votre goût. Je me suis contenté d'une remarque sur le style, qui est, je le répète, sur la 4ème de couverture et les trois premières pages, très académique, ou très plat, à mes yeux. Que les lecteurs qui vous ont dit l'avoir trouvé "surécrit" et moi n'ayons pas les mêmes références, c'est possible. Que les trois premières pages ne soient pas représentatives du reste du roman, c'est une hypothèse que je suis tout à fait prêt à admettre. Visiblement, vous avez assez de lecteurs et de succès médiatique pour ne pas vous offusquer des petites piques d'un site ultra-confidentiel.

Sachez que je vous sais gré de votre réaction, et je trouve même que c'est beaucoup d'honneur que vous me faites de vous fendre ainsi d'un droit de réponse aussi circonstancié.


PS : J'ajoute (car vous ne pouvez le savoir) que je n'ai pas l'habitude de me réfugier derrière un lâche anonymat, et que si ce blog est rédigé sous pseudonyme, c'est en raison de problèmes que j'ai eus par le passé sur la Toile (ce qui ne vous surprendra pas). Il va de soi que, dans la mesure où vous vous sentez, sans doute justement, offensé par ma prose, je pourrai vous communiquer en privé mon identité réelle.

Écrit par : MuMM | vendredi, 08 septembre 2006

Bon. L'anonymat ne me pose pas de problème, mais libre à vous de donner votre identité.
Je suis intervenu par goût de la discussion, et un peu révolté tout de même par l'idée qu'il n'y ait pas de théorie dans ce livre, idée qui continue à me paraître contraire à l'évidence, si vous vous référez aux passages mentionnés (entre autres). Je connais les ouvrages de Lecercle, que j'ai utilisés. Mais il me semble que vous vous laissez un peu bluffer par l'apparat et l'apparence du vocabulaire théorique. Bref, je n'insiste pas, vous avez le droit de vos goûts et de vos opinions, et la liberté critique est une bonne chose en soi, ce n'est pas moi qui dirai le contraire.
Sur le fond, je glisse une idée. Il m'apparaît un point commun entre ce que vous dites de la fiction et ce que vous dites de l'essai. Vous voulez des effets, des effets visibles. des effets de théorie et des effets de style pas trop classique. Je me demande (pardon de l'hypothèse) si cela ne pourrait pas nuire à une imprégnation en profondeur de ce qui est dit. Barthes dit des choses très simples et essentielles sur l'"effet de réel" à propos d'Un coeur simple de Flaubert. Cela n'a pas l'air très théorique, mais cela va très loin. L'incongru, c'est quelque chose comme l'effet de réel, si vous voulez. J'ai essayé de montrer comment, dans certains textes marginaux de la littérature, on tentait se passer de signifier selon les voies traditionnelles de ce qu'on appelle le sens en occident. Si ce n'est pas de la thérorie, je veux qu'on me dise ce que c'est. Je démonte en détail ces manières de court-circuiter le symbolique. J'appelle ça théorie. Le séminaire n'était fait que de cela : métaphysique (Agamben), sémantique, rhétorique, classifications, etc.
Pour le roman, je ne le défendrai pas, ce n'est pas à l'auteur de le faire, et je comprends qu'on n'aime pas.
Bonnes lectures.

Écrit par : pierre Jourde | vendredi, 08 septembre 2006

... je lirai donc *Festins secrets* ...

Écrit par : MuMM | samedi, 09 septembre 2006

Pour des différentes raisons, je voudrais vous demander votre identité réelle, s'il vous plait. You know my e-mail, don't you?
Merci beaucoup.

Écrit par : patricia | samedi, 04 novembre 2006

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