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vendredi, 21 avril 2006

Hudson : River : Bracketed

    Ce roman d’Edith Wharton, publié en 1928, est, par maints côtés, très beau. (À mes yeux, rien ne surpasse Ethan Frome, mais c’est sans doute que, comme je l’ai lu il y a très longtemps, la mémoire colore et embellit, aussi de ses lacunes, tandis que la proche présence des textes découverts récemment me rend plus perspicace et plus sourcilleux.) Comme lors de ma lecture, il y a quatre ans, de The Custom of the Country, à l’emballement des cent ou deux cents premières pages, a succédé une légère lassitude vers le milieu. Mais je me suis exalté de nouveau en lisant les trois dernières parties, et ce roman-ci est bien supérieur, car tenu de bout en bout, écrit magistralement, dans une langue riche et foisonnante, sans crainte de s’abandonner dans les méandres des âmes.

 

Pour ne pas résumer le roman, je dirai qu’il s’agit d’une version de David Copperfield racontée à la troisième personne, adaptée à la côte Est des Etats-Unis, et sans la géniale cocasserie du grand roman de Dickens. En effet, il s’agit là d’un remarquable Künstlerroman, si ce n’est que l’importance de l’identité esthétique du personnage principal, Vance, est au centre du récit de Wharton… et que l’auteur suit son protagoniste sur une demi-douzaine d’années, et non de l’enfance à la trentaine, comme pour son prestigieux modèle.

Ce qui « marche » le moins bien, c’est la description du contraste entre l’élévation spirituelle de l’écrivain et les contraintes suffocantes du matérialisme qui l’encercle de toutes parts. Là – et en dépit de personnages qui servent de charnière entre les deux univers, les deux “épouses” en particulier – Wharton frôle le manichéisme. C’est pourtant ce contraste un peu lourdaud qui donne aussi ses plus belles pages au roman. (Rien n’est simple, il faut croire.) Le plus prévisible, en l’espèce, c’est la mort de Laura Lou, tout comme Dora dans David Copperfield : Wharton se montre ici nettement moins fleur bleue et plus cynique que Dickens, puisqu’elle montre comment Vance se trouve ainsi allégé du fardeau d’une femme qui ne pouvait partager ses goûts. Il y a là une grande amertume, et sans doute une lucidité désespérée qui sourd à chaque page.

La communion d’esprit entre Vance et Halo (“Advance and Heloise” en version non abrégée) laisse pressentir la fin du roman, mais elle offre aussi des développements sublimes sur l’écriture, la poésie, la perception romanesque du monde, les embarras d’un amour principalement fondé sur une commune passion pour l’art et l’idéal.

 

Composé en sept parties, le roman offre à son lecteur « une structure belle », comme dirait Markowicz, et déjà ce n’est pas rien. Il tient en haleine, en dépit de la quasi absence d’événements. Je me suis surpris à imaginer les lieux, les décors, les tableaux qui occupent une grande partie de l’espace narratif du roman. The Willows, la demeure, qui, par son charme mystérieux, sert de déclencheur à la vocation d’écrivain du jeune Vance, est fort bien dépeinte, et incite diablement à la rêverie. De manière générale, Wharton se montre ici romancière des lieux, des maisons, des rues, des salles, mais ce qu’elle donne le moins à voir, c’est le fleuve, qui, s’il donne son titre au roman, n’est pas vraiment présent. D’ailleurs, ce titre, à première vue énigmatique, est une expression correspondant au style architectural dont The Willows est un digne représentant.

Ainsi, si le roman s’inscrit encore dans la tradition du « grand roman universel » et dans une conception post-romantique de la figure de l’artiste, des lectures politiques et féministes très subtiles sont également possibles, comme si Wharton jetait, de loin en loin, de petits grains de sable susceptibles d’enrayer le beau mécanisme victorien de sa fresque admirable, de sorte que c’est un texte très troublant.

 

Bien sûr, il faudrait – à ce stade de mes petites élucubrations – citer un ou deux passages du roman, mais j’en ai marre et je le ferai plus tard, point barre (comme dirait Birahima, le narrateur d’Allah n’est pas obligé). Ou plutôt, non ; restons ensemble encore le temps de quelques phrases. Je pourrais partager avec vous l’une de ces coïncidences amusantes qui se produisent sans arrêt. Mardi soir, je vérifiai, dans le dictionnaire de Maurice Lachâtre, la différence entre marguerite et pâquerette, cette dernière étant aussi appelée « petite marguerite ». Le matin, j’avais lu le dossier que consacre le Magazine littéraire à Duras. Le soir, avant de m’endormir, je lus cette phrase du roman de Wharton : « The late Colonel had been vice-consul in a French colonial port, and Mrs. Hubbard prided herself on her French. » (New York : Appleton & Company, 1929, ch. XXXIII, p. 400). Ça ne s’invente pas.

 

Nous ne faisons que nous entregloser, écrivait Montaigne, et je pourrais ajouter aussi, en préparant le terrain pour l’extrait de Hudson River Bracketed sur lequel s’achèvera ce billet, que l’on s’exalte souvent pour des mots en miroir, des formules où se dissimule l’aspect chatoyant d’expériences qui nous sont familières, sans compter que les meilleurs livres sont ceux qui nous donnent l’envie de les lâcher pour prendre nous-même la plume (et déguiser un je envahissant sous les dehors fades et rebattus d’un on d’opérette, à moins que l’on ne soit devenu soi-même (c’est-à-dire : moi) un autre, un on bien avancé, ce Vance de Wharton, en lisant son roman) :

“Vance travelled home heavy-hearted, trying on the way to distract his thoughts by thinking up subjects for his next story.
Not subjects: they abounded – swarmed like bees, hummed in his ears like mosquitoes. There were times when he could hardly see the real world for his crowding visions of it. What he sought was rather the development of these visions: to discover what they led to. His imagination worked slowly, except in the moments of bruning union with the power that fed it. In the intervals he needed time to brood on his themes, to let them round themselves within him.” (Hudson River Bracketed, ch. XXIII, p. 270)

 

Bon, j’ai trop dégoisé, il fait un temps splendide, soleil d’avril parfois à peine frais et souvent brûlant, on va sortir, hein, et je ne sais même pas quand je me connecterai pour publier cette note, ni surtout la précédente écrite, étroitement liée (pourtant) à ce jour du 21 avril. De plus, je devais marquer hier d’une pierre blanche : j’ai enfin repris le collier de ma traduction, que je dois rendre début septembre, et dont la remise en route ne peut plus subir de retard maintenant. Mais, l’état avancé d’affolement mental ou d’emballement idéaliste mis à part, je ne sais trop s’il y a encore un rapport avec le sujet de ce billet (dont j’avais d’ailleurs écrit qu’il s’achèverait avec l’extrait ci-dessus, mais on le sait, je ne saurais tenir mes promesses, d’autant que l’adverbe encore s’est transformé, par la précipitation des doigts effleurant le clavier, en encre, et je songe que cela ferait un très beau titre Encore l’encre, à moins que, pompeusement, prétentieusement, je ne préfère Ma vie est un Künstlerroman (mais vous verrez bien (tu vois, le problème de MuMM, c’est qu’il sait pas finir))).

22:25 Publié dans MAS | Lien permanent | Commentaires (3)

Commentaires

"tu vois, le problème de MuMM, c’est qu’il sait pas ..." Je la retiens cela. Il me suffira d'ajouter un verbe à chaque fois.

La différence entre Daisy et Daisy c'est la DifferANce.

Lovely text about Edith que je n'aime pas en général (mais inconditionnelle de Dickens).

Écrit par : Livy | samedi, 22 avril 2006

Vous voyez, ce qui est merveilleux, chez Livy, c'est qu'elle est capable de lire un texte comme ça jusqu'au bout !

Écrit par : MuMM | samedi, 22 avril 2006

Hey, silent listener, welcome back !

Écrit par : Aurélie | samedi, 22 avril 2006

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