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lundi, 01 mai 2006

« Nos classiques » dit-il

Peut-être ne faudrait-il pas confier des articles relatifs au théâtre à un spécialiste de philosophie, si c’est bien là le domaine de M. Roger-Pol Droit. En effet, sa recension du Pléiade Théâtre de l’Inde ancienne témoigne d’une réelle méconnaissance du sujet, même après lecture (espère-t-on) du volume. Il passe une bonne partie de ses cinq courtes colonnes à opposer une forme de théâtralité orientale, telle qu’elle s’exprime dans les pièces traduites dans le Pléiade, à « nos classiques » (en quoi on suppose qu’il sous-entend les classiques européens ou occidentaux (whatever that means)). Or, ce qu’il dit des pièces indiennes du volume fraîchement publié, et où il voit une forme d’art dramatique singulière et sans exemple en Occident, pourrait tout à fait s’appliquer, entre autres, au théâtre élisabéthain :

Voilà d’abord une dramaturgie en deux langues, qui ne cesse de jouer, à l’intérieur du moindre dialogue, de cette dualité. Comme si, mutatis mutandis, certaines répliques d’une même scène étaient en latin et d’autres en français. Les auteurs indiens juxtaposent constamment le sanskrit, la langue noble, sacrée, parfaite, et le prakrit, la langue de tous les jours, celle des femmes, des serviteurs et des bouffons. Cette dualité se combine à une autre : le mélange de la prose et des vers. On ajoutera, pour achever d’affoler nos classiques, une totale indifférence à la règle des trois unités : dans le théâtre indien, comme bien des films ou romans, on change de lieu, des années passent, plusieurs intrigues se tressent. Sans oublier un nombre d’actes qui frise parfois la dizaine, et une quantité de personnages à l’avenant. Plus étrange encore : nos catégories de « comédie » ou de « tragédie » se trouvent inadaptées, mises hors jeu. (R.-P. Droit. “Autre scène, même théâtre”. Le Monde des livres, 28 avril 2006, p. 8, gras ajouté)

 

Ainsi, « nos classiques » européens, c’est le théâtre français des années 1640 à 1680. D’ailleurs, si j’avais cité les quelques phrases en gras sans donner leur contexte et en remplaçant les mots “théâtre indien” par “ce théâtre”, on aurait pu s’imaginer qu’il était question de Shakespeare, de Calderon, ou même de Hugo... Autant dire que Roger Pol-Droit semble n’avoir jamais lu ni vu Le Conte d’hiver, l’acte V d’Antoine et Cléopâtre, le Cromwell du bon vieux Victor, pour ne rien dire du théâtre baroque français, qui n’est pas moins "ancien" que les pièces publiées dans ce tome de La Pléiade. Par cette simple accumulation d’exemples, les préjugés « orientalistes » du journaliste s’effondrent, et la prose de M. Droit fleure bon l’amateurisme même pas éclairé.

 

Il m’est difficile aussi de ne pas souligner la formule curieuse de M. Droit au sujet du sanskrit, « langue noble, sacrée, parfaite ». S’il est vrai qu’il s’agissait de la langue de l’élite des brahmins, et qu’elle était, en ce sens, l’apanage d’une minorité socialement favorisée (d’une caste supérieure) et le vecteur idéal des textes sacrés, on voit mal comment un critique spécialisé dans les œuvres philosophiques peut parler, en 2006, de « langue parfaite ». Ce purisme, qui fait fi de plus d’un siècle de philosophie du langage (Wittgenstein, Hjelmslev, Barthes, Jankélévitch, Quine, Lecercle, et tant d’autres), a de quoi surprendre… Il est très révélateur de l’influence des théories inégalitaires et suprématistes des indianistes français du 19ème siècle, et aurait fait bondir Guy Deleury, grand spécialiste de l’Inde et aussi de ses littératures “ignobles”, auteur du magnifique essai L’Inde, continent rebelle. Toutes les langues, quel que soit le rang social qu’elles connotent par ailleurs, sont impures et imparfaites.

On me rétorquera peut-être que ce sont pinaillages ou arguties d’experts, et que, dans tous les cas, cet article m’a donné envie de découvrir ce Pléiade. Certes, mais j’aimerais, moi, un peu plus de sérieux de la part de ces plumes célèbres qui font la pluie et le beau temps dans le monde des livres (sans italiques).

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