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mardi, 13 juin 2006

Itinéraire dans l'errance

13 juin. 

    J'ai découvert récemment le petit livre que Bertrand Agostini et Christiane Pajotin ont consacré aux haïkaï de Jack Kerouac, et qui s'intitule Itinéraire dans l'errance, Jack Kerouac et le haïku (Grigny : Paroles d'Aube, 1998). Il est fort intéressant, bien écrit, parfois poseur (mais c'est un reproche que je suis bien malhonnête de formuler à l'encontre de qui que ce soit), et il donne, après la partie essai, un choix de "108 haïku" (les auteurs emploient le pluriel invariable), en version bilingue. Certaines des traductions, déjà publiées aux éditions Seghers, sont signalées par des astérisques et sont l'oeuvre de Philippe Mikriammos. Le lecteur doit supputer que tous les haïku/haïkaï qui ne sont pas accompagnés d'astérisques sont traduits par les auteurs de l'essai.

Les lecteurs habitués à mes récriminations pour des vétilles, jérémiades pour du lait renversé et autres complaintes pour des fariboles, ne s'étonneront pas de ce qui va suivre, et que le début de la phrase précédente ("Le lecteur doit supputer") laisse présager, sans doute.

Voici.

Je suis agacé par la très grande imprécision et le caractère franchement foutraque de l'appareil critique et bibliographique.

Les auteurs des traductions sont signalés de manière vague, soit. Mais la bibliographie est au-dessous de tout : ainsi, elle n'est classée ni par ordre chronologique, ni par ordre alphabétique de nom d'auteur, ni d'une autre manière un tant soit peu rationnelle, ce qui fait qu'on n'y comprend rien. Un seul exemple : il est fait état, fort succinctement, d'un ouvrage qui s'intitule Haïku, publié chez Fayard en 1978. Pas de nom d'auteur : on suppose qu'il s'agit d'une anthologie ou d'un florilège (pourtant, les anthologies ont un ou plusieurs auteurs, mais enfin...). Toutefois, cette entrée est précédée d'un ouvrage de Kerouac et de la biographie de Kerouac par Gifford et Lee ; elle est suivie d'un autre livre de Kerouac. Le doute s'installe : ce volume intitulé Haïku, intercalé entre des textes d'auteurs dont le nom commence par K ou G, ne serait-il pas une édition française des haïkaï de Kerouac ?

Le lecteur se tourne alors vers les notes relatives aux différents chapitres. L'ouvrage publié chez Fayard figure dans plusieurs notes du chapitre 1. Ô joie ! En se reportant au texte du chapitre 1, on peut s'apercevoir que les diverses citations de cet ouvrage dans le chapitre 1 sont 1) de Gary Snyder 2) de Paul Claudel 3) non identifiées.

Il doit bien s'agir d'une anthologie, accompagnée pourtant, semble-t-il, d'analyses critiques. Jamais l'auteur ni la nature de cette anthologie ne sont mentionnés. Pas moyen de savoir ce qu'est ce mystérieux livre édité par Fayard en 1978, à moins de faire soi-même les recherches bibliographiques... Pour le lecteur ordinaire, agacement. Pour le chercheur, inutilité fondamentale de ce travail qui s'appuie sur des sources secondaires vagues, peut-être inventées (hypothèse pessimiste ou vila-matasienne). Alors, à quoi bon ?

On me répliquera que je pinaille. (C'est vrai.) Que l'essentiel est dans le texte même, dans les informations données ou les analyses. (Oui, assurément.) Que l'ouvrage donne à lire une centaine de haïkaï de l'écrivain américain, ce qui n'est pas négligeable. (Entendu.) Mais il n'en demeure pas moins que je ne comprends pas ce zèle inexplicable à encombrer un ouvrage de notes et de bibliographies si mal faites qu'elles n'ont aucune espèce d'utilité. Quelles sont les raisons d'un tel zèle ? Pour donner le change ? Pour "faire scientifique" ? Par absence absolue de sens de la perfection ? Et que dire de l'éditeur qui laisse passer un manuscrit aussi mal ficelé ?

J'en termine, avec une remarque sur les traductions, qui ne sont pas mauvaises, loin de là. (Cela dit, pour en avoir tâté, le haïku est sans doute le genre poétique le plus facile à traduire, surtout quand on ne respecte pas le décompte syllabique. (Dans ce cas précis, c'est le poète lui-même, Kerouac, qui écrivait des haïkaï libres.)) Je remarque toutefois de nombreuses fautes de sens ou de rythme.

Ainsi, à la page 152, le haïku

Fish submit,

Fisherman sit

And cast the line

 

est traduit comme suit par les auteurs de l'essai

Le poisson se soumet,

le pêcheur s'assoit

Et lance sa ligne

 

Le rythme (3-4-4) est perdu. La rime (submit/sit) est perdue.

Et le sens ? Petit détail : sit n'est pas sit down...

Plus gênant, maintenant... Le pluriel (fish submit) est traduit par un singulier que seul pourrait motiver le parallèle avec le deuxième vers, si ce n'est que "Fisherman sit" ne doit pas forcément être interprété comme une licence poétique. En effet, à lire cette traduction, Agostini et/ou Pajotin ont certainement pensé que la disparition du déterminant <the> dans "Fisherman sit" était une version poétique (et fautive grammaticalement, pour permettre la rime) de la phrase ordinaire "The fisherman sits". Cela me semble faux. Il est nettement plus plausible de parier sur une moindre distance avec la langue ordinaire, en interprétant les trois verbes submit, sit et cast comme des bases verbales à valeur impérative ou optative. (Un peu comme God save the Queen, mais avec des poissons...)

Une première version de la traduction serait alors :

Poissons soyez soumis,

et toi pêcheur assis

lance la ligne

 

Cette traduction "nouvelle" n'est pas sans défauts, mais elle garde la rime, respecte mieux le sens littéral, propose une alternative rythmique (gradation descendante 6-6-4 en lieu et place de la gradation ascendante 3-4-4) et un réel choix quant au sens. Si les auteurs de la traduction que je critique ici ont pensé que le deuxième vers était une licence poétique au prix d'une double violation des normes grammaticales, il fallait alors traduire par une double faute de grammaire... quelque chose comme "pêcheur s'assoye"... mais tout sauf ce plat et faux "le pêcheur s'assoit", qui ne tranche sur rien.

(Je vais encore me faire des amis...)

11:05 Publié dans Unissons | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Tu vas te faire envoyer l'intégrale, oui !

J'avoue que je n'ai pas tout compris de l'histoire de la bibliographie, mais les fautes de traductions sont quand même frappantes, quand on lit ta nouvelle version ! Je me demande si on ne perdrait pas énormément de polysémie ou de sous-entendus dans les adaptations des films par exemple, à cause de traducteurs peu scrupuleux, qui s'en tiendraient par principe ou à cause contraintes financières/temporelles au seul fil directeur du scénario, tel qu'on peut le raconter en sortant de la salle ?

Écrit par : Simon | mercredi, 14 juin 2006

Ces explications sont précieuses.
Effectivement, tu vas passer ta vie à te faire des amis (je pense à la façon dont tu as "ramassée" l'anthropologue...) C'est ça ou te taire, c'est-ton-des-tin.
Nous te soutiendrons.

Écrit par : VS | mercredi, 14 juin 2006

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