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vendredi, 08 septembre 2006

David : Bessis :: Ars : grammatica

    Ars grammatica est composé de soixante-douze pages dont chacune est un dessin, ou un graphe. Ces dessins constituent une représentation, parfois topographique (comme à la page 71 qui est, en quelque sorte, le plan d’une station balnéaire en termes géométriques) mais toujours textuelle.

 

En dépit de son caractère farouchement expérimental, ce livre constitue un récit. Ce n’est pas, primordialement, de la poésie – même en s’en référant à la poésie-objet d’auteurs tels que Christian Prigent ou Nathalie Quintane. Prenons donc le pari que ce texte appartient au genre de la poésie narrative. Mais peu importe, ce qui compte, c’est cette dimension de récit. Les mots isolés de ce texte, reliés entre eux, sur chaque page autonome, par un système de lignes, droites ou courbes voire pointillées, forment progressivement une histoire, qui se suit assez bien, et, classiquement, ne manque ni de pathos (amour, maladie, suicide) ni d’humour. Ce que le système de représentation mis en place par David Bessis évacue, c’est la syntaxe, ce qui saute aux yeux puisqu’aucun de ces mots n’est ni objet ni sujet, ni relié selon une quelconque hiérarchie discursive.

Moins évidente me semble l’évacuation, dans ce récit, de la temporalité : en effet, aucun des mots-bulles d’Ars grammatica n’est un verbe. Les verbes, même sous leur forme infinitive, sont absents de ce texte. Ce qui permet de restituer un semblant de temporalité, c’est la lecture linéaire de ce texte comme un récit, justement. Ce qui permet, en parallèle, de restituer un semblant de syntaxe, c’est la lecture au sens fort, qui est ici interprétation des lignes et des réseaux de liens selon une sémiotique qui n’est pas principalement verbale.

 

La reconstitution d’une syntaxe par le lecteur est un phénomène susceptible d’intéresser linguistes ou philosophes cognitivistes : dans quelle mesure, me direz-vous, n’atteint-on pas là les limites de l’œuvre, c’est-à-dire de sa valeur esthétique ? C’est une bonne question, que le titre souligne fort à propos : cet essai de récit avant-gardiste composé de mots-bulles et de lignes énigmatiques est aussi, en un sens ancien, un art des lettres et du déchiffrage, donc un art de l’identification des liaisons manquantes.

J’aimerais vous donner l’exemple de la page 18. (Pour bien faire, il me faudrait photographier la page, pour que vous vous fassiez une idée, mais : 1) je crains d’outrepasser mes droits de citation et de me faire tancer par l’éditeur 2) je préfère que vous achetiez ce petit livre, qui vaut vraiment le coup et, de surcroît, ne coûte qu’une bagatelle.)

Page 18, donc, on trouve les quatre mots-bulles suivants (que je cite de gauche à droite et de haut en bas (sens de lecture arbitraire)) : robe, déchirée, brusque, envie. Le dessin pourrait être un calligramme : dans cette lecture, le mot-bulle robe serait la tête de la femme, et les ondulations qui relient les trois autres mots à cette tête son corps, sa robe, ses bras, que sais-je… Là n’est pas, pour le moment, ce qui me préoccupe. Ce dont je parle, hic et nunc, c’est la reconstitution d’une syntaxe par l’acte de lecture. On voit que, pour ces quatre mots (deux substantifs féminins (situés aux antipodes, d’un point de vue visuel) un adjectif et un participe passé adjectivé au féminin), plusieurs phrases sont possibles :

Ils furent pris d’une brusque envie [de faire l’amour], et la robe se trouva déchirée.

Elle eut une brusque envie de pisser et déchira sa robe.

Sa robe était déchirée ; elle eut une brusque envie de le gifler.

Etc.

 

On voit, que, pour chacun de ces trois exemples, l’interprétation consiste à ajouter des verbes, et même des relations de cause à effet. Reconstituer une syntaxe, c’est donc avant tout faire le choix d’un sens, ou, à défaut de choisir, tenir le pari de sens contradictoires et simultanés.

Par ailleurs, l’exemple placé en premier est celui qui est le plus plausible en fonction du contexte : en effet, les pages 19 à 23 décrivent, sans ambiguïté possible, l’acte sexuel. (Le contexte général du récit intervient évidemment dans la reconstitution d’une syntaxe et dans la restitution d’une temporalité.)

 

Venons-en à la tentative d’interprétation sémiotique des lignes droites et courbes, tout d’abord d’un point de vue général. En soi, les droites semblent s’opposer aux courbes et pourraient figurer un discours tranchant, par opposition à des situations moins nettes, ou plus empreintes de douceur. Ces lignes dessinent parfois des figures géométriques, et même, dans un cas très particulier, un diagramme très facilement reconnaissable : celui qui consiste à relier questions (placées dans la colonne de gauche) et réponses (placées dans la colonne de droite) par un système de traits (page 63). Cet effet de diagramme est renforcé par le choix des mots : cette page invite en effet le lecteur à reconstituer les titres d’œuvres importantes de Cioran, comme le Précis de décomposition, par exemple.

Il existe aussi, très certainement, une interprétation sémantique des relations spatiales figurées par les lignes. Ainsi, à la page 20, le dessin constitué par les trois mots-bulles et les deux lignes représente une balance déséquilibrée : le lecteur a tendance à comprendre « une euphorie plus puérile que tenace », puisque le mot-bulle puérile a l’air de peser plus lourd que le mot-bulle tenace.

 

Enfin, je ne rendrais guère justice à ce livre si je ne disais que l’un de ses traits les plus saillants est l’alliage subtil de l’humour et de l’autodérision. Le caractère formaliste de ce récit est rendu moins hermétique, mais aussi moins radical par l’humour : ainsi, à la page 68 (“formalisme creux”), à la page 62 (bière ; gorgée ; plaisir ; navrant), que l’on peut interpréter comme de l’autodérision ou comme une satire littéraire visant l’auteur de La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules.

L’humour naît aussi du récit tel qu’il se constitue : ainsi, au feu d’artifice de pointillés qui connote, par la répétition tautologique du mot orgasme, une sexualité débridée ou débordante (p. 22), répond, dans la page d’en face, une suite minimaliste de lignes courbes presque horizontales dont le sens est clair (alors ; gros ; malin, p. 23).

Je ne suis pas certain que ces quelques paragraphes puissent donner la moindre idée de ce dont il est question dans Ars grammatica, mais sachez que rien ne remplace la découverte par soi-même de ce récit en graphes, et que je vous conseille, par conséquent, de vous le procurer et de m’en dire des nouvelles !

 

David Bessis. Ars grammatica. Paris : Allia, 2006. 6,10 €.

18:50 Publié dans MOTS | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : Littérature

Commentaires

Tu m'as donné envie de le lire. J'essaierai de me le procurer.

Écrit par : Livy | samedi, 09 septembre 2006

Intéressante et courageuse recension! Je suis tombé ici en cherchant les auteurs qui passeront chez Alain Veinstein (Du jour au lendement - France Culture) dans les jours à venir. Lui, ce sera le 12 octobre. Le titre du livre m'a accroché.

Écrit par : Moine | vendredi, 06 octobre 2006

Pourriez-vous me dire quel est l'horaire de l'émission d'Alain Veinstein ?

Écrit par : MuMM | vendredi, 06 octobre 2006

C'était hier soir... jeudi 12 octobre à 23h30. Vous pouvez réécouter sur le site de FC : http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/jour_lendemain/fiche.php?diffusion_id=45751

Autrement contactez-moi directement. Ce sera plus sûr. Pour en avoir une copie en mp3 si vous voulez.

Écrit par : Moine | vendredi, 13 octobre 2006

De la poésie avec des schémas-moys-bulles, c'est vaiment très intéressant. Dommage qu'aucune représentation de ces cartes ne soit disponible en ligne.
Qu'importe ! Le livre est en commande.
Je suis très curieux de pouvoir comparer ce travail à celui des sémacartes.
Merci en tout cas pour cette description.

Écrit par : Christophe | jeudi, 26 octobre 2006

Pour Christophe :
Voir ici
http://mumm.hautetfort.com/archive/2006/09/09/la-boucle-est-baclee.html

Écrit par : MuMM | vendredi, 27 octobre 2006

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