mercredi, 08 juin 2011
De l’empreinte à l’emprise
Un des presque innombrables textes de l’à la fois prolixe et secret Pierre Bergounioux, L’empreinte porte exclusivement sur l’enfance brivoise de son auteur, mais non dans une optique de « souvenirs d’enfance » ; il s’agit plutôt, pour Bergounioux, de démontrer, à son échelle, que le site d’une enfance détermine l’identité d’une personne sans changement possible. Tout éloignement, tout exil permet de faire la part de ce qui, dans cette construction identitaire, est fictionnel, mythopoïétique ou affabulé – mais il ne livre pas de nouvelle identité. Ainsi s’achève d’ailleurs l’opuscule : « Il est des lieux où la création tout entière semble s’être recueillie. J’en connais un, dans les collines. Il peut arriver qu’on le quitte et qu’on en soit changé. Je ne sais pas bien, alors, ce qu’on devient. On n’est qu’une fois. Je fus. Je suis de Brive. » (L’empreinte, Fata Morgana, 2007, p. 58).
Sous des allures de bref récit, d’écume d’écriture, de poème peut-être, un tel texte, s’achevant sur pareil postulat, n’explique – fût-ce dans ce que l’on va caractériser, par commodité, explicit – rien. Il pose des questions, et des réponses, plus denses que bien des extrapolations philosophiques de l’heure. Il m’a incité, pour ma part, dans une perspective que j’eusse peut-être dû confier plutôt à mes autres carnets, et – qui sait – à la rubrique Blême mêmoire, à revenir sur mon propre site d’enfance, au partage insolite que je pouvais faire entre la campagne de mes 6 à 16 ans et la vie de petite ville qui fut celle de mes premières années, mais surtout, de façon plus marquée, de la vie scolaire. Le petit ruisseau, à sec en été, et le bois qui était l’endroit que je préférais de la propriété de mes parents ont eu une influence essentielle sur ma façon d’aborder la topographie, le paysage, le voyage, l’existence, et peut-être même l’exil. Remontant le ruisseau en bottes, ou me hasardant même jusqu’aux champs de maïs mouillés et jonchés de vieux épis laissés par la batteuse, je m’étais déjà exilé de la maison, qui était déjà un tout autre univers. De la sorte, et de façon peut-être surprenante quand on songe de manière superficielle à ce que l’on nomme, avec force simplification, le climat méridional, c’est surtout l’automne et l’hiver landais qui ont façonné mon regard. De là, peut-être, que je ne vis jamais mal la froide saison, et ne l’ai pas même mal vécue sous d’autres climats, justement, et des plus gris (Oxford ou Beauvais, pour aller à l’essentiel).
Bergounioux dit que le tout se retrouve dans « le cercle étroit » « comme en abîme » (p. 23), ce que j’ai profondément ressenti aussi lorsque nous allions au bourg, derrière la mairie qui faisait office d’école, ou autour du vieux lavoir, près de l’église abbatiale (il n’y avait pas encore de court de tennis entre le lavoir et les champs), ou dans des villages voisins, Gaas, ou plus encore Bélus, dont j’ai toujours aimé le bourg, avec le fronton, le bâtiment blanc de la mairie, le monument à Francis Baco et l’étendue des prés et des cultures dans le lointain, vers le nord.
Aussi sais-je que chaque retour, là-bas, est un trait d’union impossible, plutôt un slash qu’un dash – un trait de désunion, un trait déliant – entre ce que je suis devenu, et dont effectivement je ne comprends pas grand-chose, et ce que j’étais enfant, que j’entrevois parfaitement, quoique dans la brume. Mon rapport à l’espace, et aux lieux, a beau s’être toujours nourri d’abstractions profondément senties (telle chanson, tel poème, tel texte que j’étais en train d’échafauder, telle personne que je côtoie, telle odeur surtout), il n’en demeure (verbe qui occupe ici une place éminente) pas moins que ce qui m’a situé, depuis toujours et sans possible (ni souhaitable) retour, c’est la butte sur laquelle mes parents avaient fait construire leur maison, l’orée du bois avec les asphodèles, le ruisseau à sec en été que je préférais arpenter à la saison des pluies, le chemin qui menait à l’enclos des moutons, le regard portant sur Sarraillot – et cette situation donnait plus de relief aux autres lieux dont je me nourrissais, par exemple, chez mes grands-parents maternels, les allées du potager – ponctuées par ces robinets d’arrosage auxquels nous (les enfants) n’avions droit de nous servir qu’avec parcimonie – le bosquet de chênes, au fond du terrain, sous lequel ma grand-mère installait des hamacs et des chaises longues, et (last not least) le poulailler où j’allais chercher les œufs sur lesquels j’étais chargé de noter le jour au crayon à papier, et près duquel, pyromane (comme à la maison, à Cagnotte, l’automne, devant la cheminée du salon), j’avais le droit, quand mon grand-père faisait du feu, de l’aider dans cette tâche. De l’écart – formateur – entre le lieu plat (le jardin de mes grands-parents) et semi-citadin (car situé dans les faubourgs de la préfecture) et le lieu abrupt, pentu, boisé, loin de tout (où j’ai passé le plus clair de mon enfance et de mon adolescence), il y aurait beaucoup à dire, mais c’est ce dernier qui a foncièrement et primordialement fixé le cadre de ce que je suis, pour toujours.
À présent, ayant lu L’empreinte et m’étant livré à cette ébauche essentielle autant que topographique, je comprends ce que, depuis la création de la rubrique Blême mêmoire (et même depuis que j’ai forgé le concept de mêmoire, c’est-à-dire il y a douze ou treize ans peut-être), je n’avais fait que sentir confusément : la mémoire, condamnée à relier, est condamnée aussi – et cette double condamnation est ce qui fait sa force, son charme, sa beauté – à affronter et conforter l’identité absolue, le fait que l’on ne devient jamais rien, puisque, si l’on a été, on n’est rien d’autre.
Du coup (« du coup » : expression dont je sais abuser (= « je sais que j’en abuse » et non « je sais comment en abuser savamment ») (hélas)), et c’est encore et toujours le cœur du projet qui sous-tend Blême mêmoire, seule l’écriture peut tenter, comme tant d’autres avant y ont magistralement échoué, à dire cette désunion qui est pont et rempart. Bergounioux, puisque je ne saurais clore ce billet sans revenir vraiment à lui, a le sens d’une telle écriture, explosante-fixe oui d’une certaine manière, une écriture qui lie, mue, émeut, saisit par des rapprochements qui sont autant de distinctions : « A trente pas de là, derrière l’attaque des poilus, les cannas du jardin public brandissaient des hampes écarlates. […] Les parfums, les saveurs, décalés, se trouvaient deux cents mètres plus bas, sous l’auvent d’un marchand de fruits qui rivalisait d’audace avec le jardinier du Palais de Justice. C’est là que j’ai respiré l’odeur d’ananas entiers, dûment pourvus de leur toupet, vu des mangues vêtues de papier de soie dans des couffes de sparterie, des pamplemousses et des noix de coco, comme des bêtes au pelage serré, des têtes aux cheveux drus. » (p. 41)
Ainsi sent-on, aussi, l'emprise de l'écriture.
15:35 Publié dans Les Murmures de Morminal | Lien permanent | Commentaires (0)
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