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mardi, 03 avril 2018

DSF4 (#Braddon1868)

Chapitre II.

Un examen rétrospectif.

 

    Passer de la tranquillité médiévale de Villebrumeuse à la morne désolation de Tilbury Crescent, c'est se condamner à un changement navrant. Au lieu des toits pittoresques, des magnifiques églises anciennes, des avenues verdoyantes et de l'eau paisible, voici des rues inachevées et des rangées de maisons en briquettes, des ponts de chemin de fer à moitié construits, des puits profonds creusés récemment dans le sol argileux humide et des pelouses nauséabondes marquant l'emplacement de champs désolés. Les odeurs de soufre provenant d'une manufacture de briques imprègnent l'atmosphère de Tilbury Crescent. Le vacarme d'une route lointaine, le rugissement de tant de véhicules, la clameur passionnée des marchands des quatre saisons, tout cela vient baigner de rafales occasionnelles la morne quiétude du quartier, et l'on entend, les tympans endoloris, les voix suraiguës des enfants qui jouent à la marelle dans une rue voisine. 

Ce petit labyrinthe de rues et de places, d'allées et de venelles, se trouve marqué du sceau d'une indigence empreinte de dignité avant même que les maçons n'aient achevé de quitter la plus neuve des maisons tandis qu'on voit encore, à tous les coins de rue, des squelettes sans toit qui attendent que le pauvre hère qui en a commencé la construction ait levé assez d'argent pour les finir. Le quartier est situé au nord, et les loyers de ces immeubles en briques jaunes sont bon marché. Ainsi, des pauvres de toute espèce, mais qui ont gardé leur dignité, viennent ici pour y trouver un abri. Des commis de notaires qui viennent de se marier prennent demeure dans les appartements de huit pièces, et vous devinerez, à voir le genre de stores et de rideaux, l'ornementation des portes et des petits jardins en façade, si les jeunes propriétaires ont eu de la chance à la loterie matrimoniale.  De petits commerçants apportent leurs marchandises dans les petits magasins qui surgissent ici et là au coin des rues, et luttent péniblement pour gagner leur vie. De jeunes couturières patientes exposent des échantillons de mode infestés de mouches dans les vitrines, en attendant – pleines d'espoir ou, selon la rencontre, sans se faire la moindre illusion – chalands et clientes. Et, dans tant de vitrines que le promeneur en perdrait le compte, on voit des annonces pour des appartements à louer.

Eustace Thorburn arriva à Tilbury Crescent sous le soleil brûlant d'un midi de juillet. Il avait débarqué à St. Katherine's Wharf et avait marché jusqu'à ces faubourgs situés au nord. L'eût-il voulu, il était assez riche pour s'offrir un trajet en omnibus, voire même pour se payer le luxe d'un fiacre, mais c'était un jeune homme plein d'ambition, et il avait, depuis sa plus tendre jeunesse, appris à vivre d'une façon particulièrement spartiate. Il lui faudrait tenir avec les quelques livres sterling en sa possession jusqu'à son retour au Parthénée, ou jusqu'à trouver un nouvel emploi. Ainsi, il devait compter jusqu'au moindre shilling, et se méfier au penny près. La promenade dans les rues sales et animées de Londres lui parut longue et éprouvante, mais ses pensées étaient plus pénibles encore que ce voyage à pied sous le soleil du zénith, et les tristes souvenirs de sa jeunesse étaient un fardeau plus lourd que le sac qu'il portait en bandoulière.

Il frappa à la porte de l'une des maisons les plus misérables de l'allée, et y fut accueilli par une femme âgée, qui était négligée et peu soignée, mais qui avait un visage avenant, qui s'illumina quand elle reconnut le voyageur. L'instant d'après, elle se souvint du motif de sa visite, et afficha l'expression de douleur profonde que les gens assument si facilement quand ce sont les autres qui sont en deuil.

— Ah, lança-t-elle dans un sanglot, mon cher, mon pauvre M. Thorburn ! Jamais je n'aurais songé à vous voir voir revenir dans de telles circonstances, sans qu'elle soit là pour vous souhaiter la bienvenue, oh, mon pauvre petit biquet...

Le jeune homme leva la main pour calmer ce flot de propos compatissants. « Je vous en prie, ne me parlez pas de ma mère, dit-il tranquillement. Je ne peux pas le supporter, pas encore. »

La brave femme le regarda d'un air étonné. Elle s'était habituée à avoir affaire à des gens qui aimaient évoquer leur peine, et elle ne comprenait pas cette manière paisible d'écarter un sujet d'affliction. Dans son expérience, les personnes en deuil portaient le cilice et se couvraient la tête de cendres de façon à être vues de tous, et voici un jeune homme qui n'avait pas même de crêpe à son chapeau, et qui repoussait les manifestations de sa compassion amicale !

— Je suppose que je peux disposer de mon... de ce logement pendant une semaine environ... n'est-ce pas, Mme Bane ?

— Oui, monsieur. Je me suis pris la liberté de mettre une annonce car je m'ai dit que peut-être vous ne reviendriez pas... .. et si vous ne restez qu'une semaine peut-être que ça vous gênerait pas qu'on laisse l'annonce ? Il y a tant d'appartements dans ce quartier, vous voyez, et les gens sont si exigeants de nos jours que ça n'est pas commode pour une pauvre veuve. C'est une dure épreuve de se trouver seul au monde, M. Thorburn. 

Eustace Thorburn avait au cœur une plaie vive que venaient toujours frapper des mains ignorantes.

« C'est une dure épreuve, pensa-t-il en se répétant les plaintes de la logeuse, de se retrouver seul au monde. Elle, elle s'est retrouvée seule au monde avant même ma naissance. »

La logeuse répéta sa question.

— Oui, oui, vous pouvez laisser l'annonce, mais ne faites pas visiter le logement aujourd'hui. Je risque de ne pas rester plus d'une semaine. Puis-je monter dès à présent ?

Mme Bane plongea la main dans une poche spacieuse et, après avoir longuement fouillé les profondeurs de ce réceptacle, elle en tira une clef, qu'elle tendit à Eustace.

— M. Mayfield m'a dit de bien fermer la porte à clef, à cause des papiers et de tout le reste... La porte de la chambre est fermée de l'intérieur.

 

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